The realm magazine, Numéro 19 - Printemps 2003 [English]

La joueuse de pipa
Par Natasha Mekhail

À 28 ans, Liu Fang conquiert le Canada et le monde entier par des mélodies classiques chinoises qu'elle joue sur son pipa.


En juillet 1996, Liu Fang donne son premier concert canadien dans un parc de Montréal. Comme la dernière note s'envole de son pipa et s'évanouit dans le petit amphithéâtre, un tonnerre d'applaudissements la tire d'une demi-transe. En ouvrant les yeux, elle voit, à sa grande surprise, des visages baignés de larmes. Ravie et plus que soulagée, cette nouvelle Canadienne réalise que la musique, qui était l'essence même de sa vie en Chine, pouvait aussi au Canada, être au coeur de son avenir.

Grâce aux services d'interprête de son mari, Risheng Wang, elle exprime sa surprise qu'un public occidental puisse être si profondément touché par la musique traditionnelle chinoise, dont les tonalités et subtilités sont aussi complexes que les langues chinoises. Dès sa prime jeunesse, elle a assisté aux répétitions de dianju (une forme d'opéra) de la troupe dont sa mère faisait partie. Sa connaissance des traditions artistiques chinoises a donc de profondes racines. Liu était captivée par les costumes, l'art dramatique, et bien sûr, la musique : elle rêvait de devenir une vedette. « Ma mère m'avait prévenue qu'une carrière de chanteuse d'opéra était de courte durée. Elle m'a donc encouragée à apprendre à jouer d'un instrument et, pour mes cinq ans, m'a offert mon premier petit luth, un Yueqin. »

Un an après, Liu reçoit son premier pipa, un luth à quatre cordes, piriforme et plus lourd. Le nom de l'instrument vient de la technique d'attaque de base : vers l'avant se dit « pi » et vers l'arrière « pa ». L'attestation de son existence remonte à l'époque de la Grande Muraille.

La musique jouée au pipa est narrative. Ainsi, dans le répertoire « martial », rapide et fougueux, évoque-t-on des événements historiques riches en action, comme L'embuscade, où l'instrument recrée les bruits du combat. Le répertoire lyrique, plus doux et poétique, produit des mélodies comme Sai Shang qu, la triste ballade d'une noble dame contrainte d'épouser un prince barbare.

Douée d'un talent inné pour cet instrument, Liu, dès 11 ans, commence une brillante carrière de soliste. Elle se produit devant la Reine Élisabeth en visite en Chine, et, à 15 ans, entre au conservatoire de musique de Shanghai afin d'étudier avec le maître de pipa Ye Xu-Ran. Une fois diplômée, elle est recrutée par une prestigieuse troupe de musique et de danse.

Fin 1995, après plusieurs tentatives infructueuses d'immigration en Allemagne, Liu et Risheng obtiennent leurs visas d'immigration au Québec, où Risheng obtient un emploi à Environnement Canada. « Je travaillais et elle s'occupait de la cuisine et du ménage. Cela me brisait le coeur qu'une si grande musicienne doive rester à la maison. »

Au début, ils essaient, sans succès, de trouver un agent, puis Risheng décide de prendre les choses en main. Le premier concert à Montréal et les suivants leur permettent d'obtenir des subventions. En 1998, la participation de Liu à un programme pilote du Conseil des Arts du Canada lui vaut une tournée à l'échelle du pays. Mais ces succès lui insufflent surtout le courage de s'engager sérieusement dans une carrière de musicienne professionnelle. Risheng donne alors sa démission et devient son agent à plein temps.

Aujourd'hui, ils sillonnent le monde, de festivals de musique en salles de concert, d'ambassades en événements artistiques. Ils ne passent que quatre mois par an environ dans leur appartement montréalais.

Les subventions du Conseil des Arts du Canada couvrent une grande part de leur financement ainsi qu'un budget promotionnel. Ils bénéficient également de sub- ventions du gouvernement du Québec, et plusieurs enregistrements CBC/Radio-Canada des interprétations de Liu assurent une diffusion nationale. Selon Liu, les fonds suffisent à leurs frais de voyage et à leur train de vie. Les ventes record de ses cinq disques compacts comblent le reste.

En voyage, ils restent en contact avec le monde au moyen de leur site Web [http://www.philmultic.com], où, en sept langues, il est possible de découvrir l'histoire de la musique au pipa, d'écouter des extraits, d'acheter des disques compacts ou d'obtenir le lieu du prochain récital de Liu. Ils prévoient étendre le label Philmultic à des artistes d'autres traditions musicales.

Malgré son emploi du temps surchargé, Liu rayonne et, visiblement, adore son activité. Lorsqu'elle joue, elle effleure doucement le pipa de sa joue et le tient sur ses genoux aussi tendrement qu'un enfant. « Lorsque je reste trop longtemps sans jouer en concert, je déprime. Je me sens comme un arbre privé d'eau. Chaque salle de concert est unique et chaque public aussi. Même si j'interprète le même morceau dix soirs de suite, l'atmosphère différente lui insuffle une vie nouvelle. »

Proactivité, patience et, naturellement, travail sont, selon Liu, les clés de son succès de musicienne professionnelle. Son mari note que leur vie devient plus facile avec le temps, une invitation en entraînant parfois plusieurs autres.

Quant aux plans d'avenir de Liu? Elle continuera à collaborer avec d'autres musiciens et à composer. Elle espère avoir contribué à la richesse culturelle occidentale par ses interprétations de chants traditionnels chinois. Manifestement, le public est de cet avis.

« Lorsque je reste trop longtemps sans jouer en concert... je me sens comme un arbre privé d'eau. »


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